Peinture et langage par Albert Lichten
S’agissant du mode d’expression dans les arts plastiques, on parlait autrefois de style. Le style c’est la manière individuelle ou collective, propre à une école, à une époque, de traiter la matière et les formes dans la production d’une œuvre d’art. Dans cet usage, le terme semble tombé en désuétude, ou plutôt, c’est son usage même qui paraît aujourd’hui insuffisant, trop restrictif, trop en surface. Il présuppose en effet, comme allant de soi, la définition de ce qui est en jeu : le statut même de la matière et des formes qui appartiennent à un art donné. On lui préfère maintenant le mot langage. Un langage résulte de l’élaboration d’une matière sensible, du champ de variation de ses mises en forme, en vue de faire imaginer, rêver, voire émouvoir ou faire penser son destinataire. Triple fonction donc : d’expression, de communication, de représentation. Mais si le mot style est trop restrictif, l’emploi du mot langage est en l’occurrence à la fois trop spécial et trop général. Trop spécial car il évoque irrésistiblement l’entité qui l’incarne de la manière la plus évidente, le langage stricto sensu, celui qui se fait avec des mots; trop général car on est tenté de l’appliquer à toute espèce de manifestation expressionnelle.
Le premier danger est bien réel. On trouve des auteurs qui appliquent à l’exégèse des œuvres picturales des catégories propres aux linguistes. Il y a certes quelque difficulté à passer d’une matérialité sonore (le langage parlé) à une matérialité visible (les touches de couleur sur un support). L’opération semble beaucoup plus licite si l’on part du langage écrit, de l’écriture, autrement dit. Elle a été menée avec beaucoup de talent par Roland Barthes et par Jacques Derrida. Elle aboutit à l’annexion de la peinture par un genre posé comme transcendant, qu’on appelle le Texte ou encore l’Ecriture. Il ne s’agit nullement, comme on pourrait le croire, des textes religieux ou des Ecritures saintes car ils ont, selon ces auteurs, le défaut d’avoir un contenu, peu ou prou compréhensible. Pour Barthes, le Texte d’une œuvre d’art est par essence illisible (advenir comme texte illisible est d’ailleurs selon lui la vocation même de notre rapport aux choses). Pour Derrida, toute œuvre est un enchevêtrement de traces qui demande un décryptage infini ; les formes plastiques sont donc une écriture dont le déchiffrement ne saurait avoir de terme. Pourquoi pas ? Dira-t-on. Les grands exégètes de la peinture, par exemple ceux qui sont versés dans l’iconographie des thèmes, dans la manière dont ils sont plastiquement mis en jeu, ne s'adonnent-ils pas à un travail d’interprétation toujours ouvert et toujours révisable ? Certes. Mais dans leur monisme du Texte et de l’Ecriture, Barthes et Derrida se livrent à un franchissement lourd de conséquences. Pour Barthes, « la main est la vérité de la peinture, non l’œil ». Chez Derrida , c’est l’existence même de la qualité sensorielle des choses perçues qui est récusée : les formes ne sont jamais vues (le croire est une illusion idéologique) ; elles sont lues dans un enchevêtrement de traces qui renvoie à la pluralité des histoires du genre humain. Examinons la question de plus près. Matisse déclare à Aragon que la peinture parle d'elle-même et qu'elle se passe bien de commentaires. Dans le fil de ce dire, le poète observe comment les lignes d'un portait qui naissent sous le crayon de Matisse écrivent sur le papier leur puissance évocatrice. Mais cette écriture est la transfiguration d'un vu. L'invention de signes dont Matisse crédite les grands peintres est invention à partir de choses vues. Lui-même faisait état de sa communion intime avec ses modèles.
On voit donc le double glissement : de la peinture au langage verbal considéré comme son opérateur sous-jacent, et de ce dernier à une entité formaliste qu’on appelle Texte ou Ecriture. L’emploi de ce dernier terme est aujourd’hui très à la mode. Il est possible d’en saisir la cause : le public comme la critique ont fini par se lasser d’avoir à entrer dans le silence des peintures abstraites. On préjuge par ailleurs que les artistes ne retrouveront plus jamais l’inspiration et la qualité des modèles du passé - je ne parle pas seulement des peintures romane, gothique, renaissante, classique…mais aussi bien de Braque,Picasso, Bonnard, Matisse…On feint donc de ne plus s’intéresser à une figuration qui ne serait que visuelle, mais comme on ne supporte plus le silence de l’abstraction, on remplace ce dernier par l’écriture d’un texte hermétique, Tout spectateur est supposé pouvoir le susurrer à son aise, voire l’enrichir et le mener à son accomplissement. Derrida opère une savante coupure par rapport au champ de la vision, dont l’existence lui paraît un fantôme idéologique. Mais cette pensée très élaborée, bien que contestable, est devenue un dogme qui abrite toutes les facilités et toutes les équivoques.
Pour donner à ce dogme, l’Ecriture, ses lettres de noblesse, pour montrer qu’elle est comme la veine cachée qui traverse toute la peinture depuis ses lointains débuts, on invoque l’alliance, dans la plastique chinoise, entre peinture et calligraphie. Il faut rappeler que la peinture chinoise s’accompagne, sur une grande partie de son histoire, de textes théoriques , qui étaient très souvent le fait des artistes eux-mêmes. On y trouve en effet quelques textes affirmant que la peinture n’est rien d’autre que de la calligraphie. Mais on trouve aussi bien des textes qui s’élèvent contre cette assimilation et qui prônent la prise d’appui sur la chose vue. En fait il est strictement impossible de réduire la peinture chinoise à la calligraphie. Les artistes chinois qui ont prétendu le faire appartenaient à la catégorie des lettrés, gens de grande culture certes, mais qui ont voulu se démarquer des peintres dits professionnels, lesquels perpétuaient des traditions richement figuratives. En vérité l’art chinois n’a jamais procédé par exclusion, mais plutôt par interpénétration des genres. Une œuvre chinoise accomplie est l’alliance des Trois Perfections : calligraphie, peinture, poésie. Dans mon livre Le signe et le tableau (édit. Honoré Champion, 2004) j’ai dénoncé cette tendance contemporaine à ramener la peinture à la langue ou à l’écriture. J’ai mis l’accent sur le fait que la peinture n’a pas le même rapport aux choses que les mots ; mais j’ai également affirmé que langage verbal et peinture sont « hétérogènes et en relation ».
Compte tenu de ces réserves, il est sans doute licite de maintenir le terme de langage pictural ; encore faut-il en préciser le champ d’application : c’est ce que je me suis efforcé de faire dans mon essai La peinture est-elle un langage ? Pour rester à un certain niveau de généralité, nous dirons en effet que chaque culture, chaque époque, chaque école, chaque peintre créatif invente son langage pictural, sa conception propre de la matière et des formes. Ce langage doit obéir à une double condition : d’une part il doit garder un certain rapport visuel aux choses, d’autre part il doit élaborer un certain rapport au contenu, c'est-à-dire à l’Idée, à l’ensemble de pensées et d’émotions liées à un sujet donné. Une Annonciation de Léonard de Vinci, un Torero blessé de Picasso, mais aussi bien une Fenêtre ouverte de Bonnard répondent à cette double condition.

El Greco - St Jerôme Cardinal - 1597
L'un des
nombreux portraits de saints peints par El Greco ( 1541 -1604
).
Saint Jérôme, qui s'était
retiré à
Bethléem où il mourut en 420, traduisit
en latin le
texte hébreu et grec de la Bible. C'est dire à
quel point
son rapport au texte et à l'écriture
était
intime. Le peintre l'a représenté avec un visage
sévère, songeur et lointain. On peut dire sans
doute que
les formes du visage et même celles de l'ensemble de la
figure
sont "écrites", ce qui est d'ailleurs une
caractéristique
du Greco si on le compare aux maître vénitiens
dont il a
si fortement subi l'influence. On sera tenté de parler d'une
articulation de deux écritures, celle du livre ouvert sur
lequel
le saint appuie fortement ses mains et semble indiquer un passage,
celle de la peinture; on sera donc tenté de ramener le tout
à un genre suprême, "l'écriture".
Mais on manquerait ainsi des
éléments essentiels qui font de cette oeuvre une peinture. Mentionnons
en quelques uns. Le choix de.l'éclairage qui donne son
relief
à la figure et fait aussi vibrer l'espace environnant. La
couleur, dont Greco fit souvent un usage aussi étrange que
délectable ( comment décrire en termes
d'"écriture" la saveur de cette pourpre cardinalice dont
il
revêt le saint ?). Et puis il y a cette construction
plastique,
pyramidale, qui donne sa structure au rectangle du tableau...Au
demeurant, cette toile est un portrait. Certes, le peintre n'a jamais
vu le modèle, et pour cause, mais il a eu d'autres
modèles, dont il a dû s'inspirer, et il fut un admirable portraitiste.
Le "langage" de ce tableau ne saurait donc
se
réduire à des critères de nature
linguistique ni
au dogme du "tout-écriture".Il comporte, outre ses
qualités plastiques, outre le contenu de son sujet ( Saint
Jérôme comme auteur de la Vulgate), une dimension
de mimesis,
au sens large que je lui donne.. J'entends par mimesis
une prise d'appui sur des phénomènes visibles,
qui sont
ici des phénomènes expressionnels, en vue d'une
élaboration créatrice.

Rogier Van der Weyden (1400-1464) - Saint Luc peignant la Vierge

Titien - La Bacchanale des Andriens (1518-1519)
Quelle alliance de mots pourrait tenir lieu du lyrisme de cette carafe demi-pleine qui se détache, avec la pourpre sombre de son vin, sur le superbe fond lacustre? Aussi bien Titien réalise-t-il ici son ambition de montrer qu'il y a une poétique de la peinture qui peut rivaliser avec celle des mots - voire la surpasser.