Le Regard
Entre peinture spontanée, "instinctive", et peinture "réfléchie": le regard
Nombreux sont les penseurs qui se sont préoccupés de la question suivante: qu'est-ce qui, dans l'être humain se satisfait de la confection et de la contemplation d'une oeuvre d'art? Et parmi eux, aussi bien Kant, le philosophe que Freud, l'inventeur de la psychanalyse.
On peut aussi se demander quels sont les
processus psychiques qui entrent en jeu dans la confection comme de la
contemplation d'une oeuvre. He bien voilà une question qui intéresse
directement le peintre parce qu'elle sous-tend aussi bien son opération
que la présentation de son résultat devant un
public.Il y a des faits d'expérience: la rapidité ou la lenteur
d'exécution, la capacité de
remanier voire de bouleverser la composition d'une toile, etc. etc.; du
côté du public, certans spectateurs
réagissent immédiatement, d'une
manière positive ou négative, d'autres ont un
temps de réaction plus
long et leuirs commentaires sont souvent plus nuancés. Ces
différences
de réaction témoignent d'organisations psychiques
différentes, et si le
peintre prend ces réactions dans l'estomac, comme c'est souvent le
cas, c'est qu"elles l'interrogent au niveau des forces conflictuelles
qui l'habitent lui-même
Pour viser gros, nous dirons qu'il
existe un très fort courant contemporain
qui prône une forme de
peinture spontanée, "instinctive".Les nouveaux mots d'ordre
sont de "communier avec l'énergie cosmique" (abstraction lyrique),
de supprimer toute hierarchie spatiale ( all over),
de projeter ses gestes sur la toile par l'intermédiaire du
liquide coloré, ( action
painting avec ses deux composantes, soit qu'on le laisse
tomber goutte à goutte, c'est le dripping, soit
qu'on le laisse s'écouler abondamment hors d'un
récipient, c'est la
pouring technique).
Dans l'ensemble ces mots d'ordre éliminent toute
médiation intellectuelle: l'évocation de
l'espace, par
exemple,exige de passer par une construction intellectuelle.
On est en droit de considérer que tous les ingrédients sont réunis pour faire un tableau.D'un côté la mise en jeu d'un corps dans son activité sensori-motrice, mais aussi d'un corps désirant, animé d'une appétence pour la couleur, pour la distribution des taches sur la planéité du support. De l'autre, la mise en jeu directe de la réalité physique, autrement dit la présence du monde sous une forme non représentative. Mais ce circuit court, (appelons le cicuit pulsion - trace - sensation, car le peintre réagit à chaque fois à l'effet de la trace produite) est aussi un court-circuit. Et ce court- circuit est double. D'une part le désir n'est pas seulement pulsion, mais aussi faisceau de pensées, d'images, de rêves, univers mental.; ce sont les tours et détours de cet univers qui sont répudiés. D'autre part, la réalité physique est là, dans ses effets gravitationnels, mais elle n'est pas là comme évocation d'un monde perçu, avec les structures mentales que cela suppose.
Voilà donc une
démarche qui
prétend faire l'économie des
médiations, des
chaînons intermédiaires, des
représentations, par
lesquels l'impact sensoriel risque de s'affaiblir, de s'affadir,
voire de se dissiper. Et certes il faut retenir en sa faveur le
caractère direct de cet impact, l'incontestable
matière
à jouissance que le résultat de
l'opération peut
offrir au regard, s'il est obtenu par une main et un oeil
doués
à la fois d'élan et de discernement. Mais il faut
souligner un point très important : le courant dont il est
ici
question est une réaction contre l'abstraction des
débuts, l'abstraction pure, celle de Kandinsky et de
Mondrian et
de leurs successeurs, dont le plus éminent est sans doute
Poliakoff. Cette abstraction là, dont il faut rappeler
qu'elle
se veut à l'origine une démarche
spiritualiste, est pure en ce sens qu'elle ne cherche pas à
évoquer le monde réel, ni à
déposer la
trace de nos pulsions, mais à rendre présent,
à
travers la couleur et les formes, un monde de pure vision. Projet
utopique, voire chimérique? Peut-être.. Mais
projet
sans équivoque, dont le peintre figuratif Fernand
Léger
saluait précisément la pureté. Il
convient aussi
de rappeler une autre différence et ce n'est pas la moindre
:
l'abstraction pure se veut une démarche
réfléchie,
qui cherche à réaliser un ordre, non exempt de
tensions certes, mais qui soit un chemin vers une harmonie spirituelle.
L'abstraction pure ne demande rien au
spectateur :
elle se propose, elle est à prendre ou à laisser.
Il en
va tout autrement des tendances que nous avons
évoquées.
Elles semblent nous dire : reconnaissez vous dans ce que je fais les
puissances telluriques de la nature, la vie sauvage des pulsions,
l'énergie de mon moi dans son corps à corps avec
la
matière? Derrière la trace du geste , jeu de
hasard
avec le matériau sensoriel- et pourquoi pas?- on laisse
entendre autre chose, on sollicite
le regard. Mais
sous quelle forme? De la conception spiritualiste de la peinture
abstraite, on est passé à la conception de la
peinture
comme trace. La trace est indiscutable et énigmatique. Trace
de
quoi? De quel désir, de quelle impulsion, de quelle demande?
Le
spectateur est à la fois fasciné, voire
sensuellement
touché, mais perplexe. Il s'en tire en laissant s'exercer
ses
processus projectifs, comme dans un test de Rorschach. En
définitive, voilà la manière dont le
regard risque
ici d'être sollicité. Et pour cela, il n'y a pas
lieu de
s'inquiéter : ce type de regard, on peut toujours l'obtenir,
et
peut-être davantage avec une peinture mauvaise,
bâclée, qu'avec une bonne. Prime donnée
à
l'amateurisme, dans le mauvais sens du terme. Chaque
spectateur met dans ces oeuvres ce qu'il lui plaît d'y
mettre.
Entendons nous bien : les remarques qui
précèdent ne mettent pas en cause la
qualité
de ces productions, quand elle existe; elles décrivent le
piège dans lequel elles doivent fatalement tomber. Car le
regard qui est ici sollicité n'est pas celui de la peinture..
Ce type de regard n'est que la forme superficielle et dégradée de celui qui se manifeste dans le rêve."Dans le rêve, non seulement ça regarde, mais ça montre "(Lacan Les quatre concepts ). Dans les images du rêve, le rêveur se saisit à quelque racine de son identité; il ne peut prendre distance, il est son rêve et son rêve est lui -même. Car ce rêve lui montre ce que de lui-même la parole censure. Or j'affirme que ce regard du rêve, regard qui en même temps, montre, n'est pas le regard propre à la peinture. Le rêve ne regarde et ne montre que le rêveur lui-même. Le rêve est essentiellement privé. La peinture exige une certane dimension de généralité et c'est ce qui en fait la difficulté. C'est pourtant sur cette dimension privée du regard que joue toute une rhétorique qui mesure la qualité d'une peinture à l'ampleur et la diversité des processus projectifs qu'elle suscite chez les spectateurs.
Il nous faut maintenant faire le point sur le genre que nous avons décrit comme peinture spontanée, "instinctive". On admet souvent aujourd'hui que le travail rapide et spontané serait celui qui paradoxalement irait le plus en profondeur, car il extérioriserait nos pulsions les plus secrètes, alors que le travail contrôlé, passant par des médiations, la volonté de figurer, d'exprimer un sujet, serait au contraire le plus superficiel, le plus "défensif", donc le plus pauvre en satisfaction, le moins susceptible de s'en donner et d'en donner aux autres. Hé bien: le versant spontané du travail, ce que j'ai appelé le "circuit court" est indispensable; sans lui pas de jouissance sensuelle de la couleur et des rythmes ; encore faut-il que ce soit réussi ; mais si l'on s'en tient à cet unique versant, on est dans une opération incomplète, dans un court-circuit précisément .Rouault disait, à propos de ses "variations" sur le thème du Père Ubu: "... il faut que ça aille comme le vent, comme l'éclair"; mais en amont il y avait eu le long travail sur la matière picturale, la profonde réflexion sur les misères et les faiblesses de la condition humaine, son héritage chrétien, et tout cela s'inscrivait d'un trait cursif, épais, dans la figuration de ses personnages. :
La pratique qui prétend jouer sur la dimension privée du regard entraine le spectateur hors des voies de la peinture. Les surréalistes ont joué sur les rapports du regard et du rêve. Mais leur entreprise se justifiait dans la mesure où la manière dont ils sollicitaient le regard s'appuyait sur une trame figurative. Ils introduisaient un écart entre ce que l'on pouvait s'attendre à voir et l'inquiétante étrangeté de ce qui était montré. Ainsi de la Montre molle de Salvador Dali.
Pour moi cela veut dire : pas de regard san figuration. Concernant cette introduction du regard dans la figuration, je voudrais marquer quelques repères. Considérons d'abord l'icône dans la liturgie orthodoxe. La présence du fidèle à l'image (du Christ , de la Mère de Dieu, des saints ...) et de l'image au fidèle est une prière à la gloire de Dieu. Ainsi la Présence rayonne dans l'icône. " Dans le Christ, Dieu devient visage, et l'homme à son tour découvre son propre visage". (N Berdiaeff - Le sens de la Création) Selon Lacan dans l'icône il y a du regard : "mais il vient de plus loin. Ce qui fait la valeur de l'icône, c'est que le dieu qu'elle représente lui aussi la regarde. Elle est censée plaire à Dieu" ( Lacan - Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse).L' icône est donc de la figuration, transfigurée par la Présence divine. C'est pourquoi d'ailleurs par la dominance de son graphisme, son peu de souci du rendu des volumes et son dédain absolu des relations métriques, elle transgresse les lois physique-optiques.

Usakov - La Trinité de l'Ancien Testament - Saint Peteesbourg - musée russe
En revanche, à la Renaissance italienne, le regard s'inscrit dans le cadre de l'espace physique-optique de la perspective, mais précisément grâce à une dimension qui le dépasse et qui est celle de la physiognomonie (la science des expressions du visage et des attitudes). C'est le visage figuré dans le tableau qui est ici en quelque sorte l'interface entre le regard du spectateur et le regard du peintre, alors que dans l'icône il est l'interface entre le regard du fidèle et le regard de Dieu. Cela tient au fait que l'homme voyant sa propre image voit en même temps l'image de son semblable.

Léonard de Vinci - Saint Anne, la Vierge et l'enfant Jesus - mussée de Louvre
Dans ce tableau, le regard du spectateur traverse l'espace figuratif, il est
aimanté par le regard des personnages et par un jeu de
miroirs réfléchissants: il voit tour à
tour le visage des protagonistes au travers du regard des deux autres.
Pour faire surgir dans un tableau la dimension du regard il faut donc y
introduire une dimension autre que la représentation du monde normée par les lois physique-optiques. Autant
l'art de l'icône que l'art du Quattrocento
supposent une activité réfléchie.
L'icône rend présent le regard en ignorant les
lois de la perspective. La Renaissance italienne introduit le regard
dans le cadre d'un espace qui se veut par ailleurs contruit selon les
lois physique-optiques (perspectiva
artificialis) .
Pour ma part j'introduis le regard dans ma construction même de l'espace, introduisant ainsi un écart par rapport aux lois physique-optiques. En voici la raison : ma vision n'est ni celle d'un espace purement mystique comme celui des icônes, ni celle d'un espace construit à partir d'un observateur immobile comme celui de la Renaissance italienne.

Albert Lichten - Couple à la fenetre I - 1985 - huile sur toile – 92 x 73 cm

Albert Lichten - Couple à la fenetre II - 1985 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Dans ces deux toiles, je me situe dans le sillage de peintres comme Bonnard et Matisse, qui ont travaillé sur la circulation entre l'espace intérieur et l'espace extérieur.

Albert Lichten - Couple à la fenetre III - 1988-1990 - huile sur toile – 92 x 73 cm

Albert Lichten - Couple à la fenetre IV - 2001 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Dans ces deux toiles, l'espace est distendu de telle sorte que le regard de l'homme embrasse aussi bien le corps de sa partenaire que la paysage sur lequel ouvre la fenêtre.

Albert Lichten - La femme-hélice - 2001 - huile sur toile – 92 x 73 cm
L'homme habite ce lieu d'une manière pluridimensionnelle. Regardant sa partenaire, il se souvient du paysage vu par la fenêtre. Le regard ici transgresse les lois de la perspective classique. Le thème culmine dans La femme hélice, dont le corps reconduit à l'univers.
Ce que je retiens c'est que le regard en peinture surgit là où s'établit une sorte d'écart, de creux, d'énigme au coeur même de la vision. La vision pure des peintres abstaits se passe du regard.
Dans mon approche, le regard introduit une sorte de discorde dans la vision, qu'il s'agisse d'une vision des apparences qui se prétend directe, immédiate, comme celle des impressionnistes, ou d'une vision normée explicitement par les règles académiques de la perspective et par une exigence de représentation "exacte".Le regard, dis-je, introduit dans la vision un facteur de discorde, car il ne vise pas la maîtrise optique de la réalité, mais la satisfaction de l'appétence de voir, de voir quelque chose qui est de l'ordre de l'objet de désir. Donner à cette appétence de voir une traduction plastique, en faire du visible est une gageure paradoxale. Cela exige une stratégie. L'innocence n'est plus de mise. Notons d'ailleurs que la notion de vision directe et immédiate est un mythe : les impressionnistes étaient conformistes dans la mesure où ils s'appuyaient, sans y prendre garde, sur les règles de la perspective.
Sans ce rapport construit et calculé avec le monde visible, le regard en peinture reste un phénomène projectif, privé , arbitraire et sans valeur plastique. Or il peut y avoir dans notre rapport au monde visible un exercice heureux du regard, celui qui est lié à l'imaginaire et au temps. La promenade est cette expérience - heureuse - où :l'esprit retient ce qu'il a vu tandis qu'il aborde ce qu'il va voir. Une des formes les plus frappantes de cette expérience réside dans le basculement du regard d'un lieu dans un autre, comme lorsque l'on arrive au sommet d'une éminence et que se déploie devant soi un paysage inattendu..C'est un tel basculement qui s'exprime plastiquement dans ce tableau où le promeneur arrive au niveau de l'imposante statue d'Hercule située sur le plateau qui surplombe le château de Vaux-le-Vicomte. Réfléchissons d'ailleurs au problème que pose la figuration picturale d'une statue placée dans un parc. Une statue est par essence pluridimensionnelle. Elle l'est plus que n'importe quel objet naturel ou même fabriqué; ce qui nous intéresse dans l'objet fabriqué, c'est le bout par lequel nous pouvons le prendre et l'utiliser; en revanche, une statue a été conçue et réalisée dr telle sorte que l'on puisse la voir et l'apprécier sous ses différentes faces.

Albert Lichten - La Statue d'Hercule à Vaux Le Vicomte - 2004 - huile sur toile – 92 x 73 cm

Albert Lichten - Hercule à l'enfant au parc de Sceaux - 2004 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Au Parc de Sceaux, Hercule est représenté portant un enfant. Lorsque l'on regarde la statue réelle, l'enfant est peu visible, mais on devine son importance à cause de son geste et de son attitude. Il m'a paru intéressant de figurer la statue sous différents angles et avec différents rapports au parc qui l'environne.

Albert Lichten - Statue d'Hercule au parc de Sceaux - 1985 - huile sur toile – 92 x 73 cm

Albert Lichten - Statue d'Hercule au parc de Sceaux, soleil levant - 1998 - huile sur toile – 92 x 73 cm

Albert Lichten - Buste romain à Champs sur Marne - 2004 - huile sur toile – 92 x 73 cm
Il fallait figurer ce petit buste situé dans un bosquet de parc de Champs sur Marne en rendant présent tout l'espace environnant.